Article de Jacques Mourier
Un inventeur oublié
Auguste Delubac, originaire de Vals-les-Bains, est un inventeur injustement méconnu, il révolutionna l'univers du textile en lançant la soie artificielle et la viscose.
Esprit inventif
Issu d'une longue lignée de serruriers qui s'était convertie au moulinage en 1848, Auguste Delubac tenait de ses ancêtres le goût inné de la mécanique. Après l'obtention de son baccalauréat en 1877, il fit son apprentissage au sein de la Société Delubac Frères et se perfectionna dans le retordage de la soie en visitan, en 1882 les filatures de coton, laine, lin et jute de l'Ouest et du Nord de la France ainsi que de la Belgique. À son retour, il apporta différentes améliorations à l'industrie du moulinage qui lui permirent de porter la vitesse des broches de quatre mille à dix mille tours par minute.
En 1885, dans sa fabrique du "Bateau", il modernisa les moulins et fit éclairer ses ateliers avec l'électricité fournie par l'usine qui venait de se construire au quartier du Malpas (Labégude). À la même époque, il conçut le barbin spirale (guide-fil) permettant la tension automatique du fil, que les Américains firent breveter pour leur compte quinze ans plus tard, ainsi que le râteau mécanique pour le nettoyage des grilles de turbines, qui lui valut une mention honorable à l'exposition de Paris de 1889.
Quand on parle de soie articielle, on pense immédiatement au Comte Hilaire Bernigaud de Chardonnet (1839-1924), chimiste et industriel qui n'avait fait que reprendre les découvertes de René-Antoine Ferchaut de Réaumur, physicien naturaliste inventeur du thermomètre qui porte son nom. Malheureusement, on n'évoque jamais son associé, Auguste Delubac, un Valsois injustement oublié qui fut le premier homme au monde à produire de la soie artificielle. Il fut également l'inventeur du "Tissu avion ou fourrure française".
Débuts de la soie industrielle dans le Doubs
Vers la fin de 1890, Auguste Delubac prit la direction technique de la première société de fabrication de soie artificielle, système Chardonnet. Il donna les instructions nécessaires pour la construction de l'usine de Prés-de-Vaux dans le Doubs. La production de cette usine était dirigée sur Besançon, pour remplacer celle qu'on ne pouvait arriver à y filer. En novembre 1891, Auguste Delubac fut rappelé à Près-de-Vaux pour remplacer de Chardonnet qui n'avait rien pu produire. Au bout de dix jours, les premiers fils de soie, créés industriellement en France, sortirent des filières.
Mais la vente ne suivait pas la fabrication et Auguste Delubac dut se rendre à Lyon pour donner aux chimistes de la Maison Gillet les premières indications pour la teinture de ce nouveau textile. Pendant son séjour, il participa également aux essais de tissage car la couverture et la densité de la soie artificielle étaient différentes de celles de la soie naturelle. Il s'attacha à perctionner la production en rationalisant la fabrication des filières et de la nitrocellulose dont il augmenta la solubilité et abaissa le prix de revient. Il découvrit la filature sans eau et arriva à produire du titre fin de soixante à soixante-dix deniers (poids en gramme de neuf mille mètres de fil).
Retour en Ardèche
Après avoir triomphé à l'usine de Prés-de-Vaux de tous les sabotages, dont la sûreté de Paris appelée à Besançon avait découvert la haute origine, Auguste Delubac donna sa démission de directeur technique et revint à Vals-les-Bains. Il suivait néanmoins le développement de l'usine qu'il avait créée. Il lui trouva même un débouché, en vendant pour la dentelle du Puy, une soie artificielle spécialement préparée, connue sous le nom de fil d'Araignée malgache.
Plus tard, il étudia la soie artificielle cupro-ammoniacale ou procédé Glandstof et découvrit en 1903 l'existence de la viscose moins onéreuse que la soie Chardonnet, que l'inventeur voulait lui vendre pour la France. Mais les quinze jours nécessaires pour organiser un rendez-vous et se rendre à Paris lui furent fatals. La Société Française de la Viscose se formait et achetait le brevet français. Après de longues démarches, il obtint une sous-licence pour une fabrication journalière de cinq cents kilogrammes. Il fonda la Société Ardéchoise de Moulinage pour la fabrication de la soie viscose en y apportant ses usines du "Bateau" en y ajoutant celle de M. Jaussent, il créa une organisation industrielle puissante et rentable au confluent des deux sources de force hydraulique : l'Ardèche et la Volane.
La guerre de la soie viscose
La foi d'Auguste Delubac en l'avenir de la soie artificielle était si grande qu'il acheta avec un collaborateur, le brevet de la viscose pour l'Italie puis celui de la viscose pour la Suisse. Les usines étaient installées à Venaria Reale, près de Turin et à Emembruch près de Lucerne.
Grâce au système de filature sur bobine pour obtenir des titres fins, qu'il avait inventé, à la nature de l'eau et au savoir-faire de la main-d'œuvre, sa Société ardéchoise produisait économiquement une soie viscose d'une grande qualité. Ces résultats remarquables provoquèrent la convoitise de ses concurents. La Société Française qui lui avait cédé la sous-licence d'exploitation la lui enleva et se fit nommer gérante. Les machines d'Auguste Delubac, jugées trop faciles à contrefaire, furent démolies à coups de masse et remplacées par des machines à turbine. Néanmoins, les clients demandaient des titres fins. Pour les satisfaire, une usine concurrente se monta à Saint-Chamond avec le système de la filature sur bobine, mais avec une modification du brevet Delubac.
Tout en conservant ses intérêts dans les usines à viscose ardéchoise, italienne et suisse, Auguste Delubac reprit son ancien métier de moulinier en donnant du travail à cinq cents ouvriers répartis dans ses huit usines. En 1916, il inventa encore le "tissu avion" ou la "fourrure française."
Un chef d'entreprise franchement en avance sur son temps
Au plan social, Auguste Delubac était très en avance sur son temps. Il pratiquait l'intéressement aux bénéfices et l'actionnariat d'entreprise dont le principe a été légalement créé par la loi du 24 octobre 1980. Pour la naissance de leurs enfants, il donnait à ses collaborateurs des journées de congés payés. Les allocations familiales n'existaient pas encore, mais chaque mois, Aimé Vedesche, l'employé de bureau chargé de la paye, remettait aux pères de familles nombreuses une enveloppe contenant une somme proportionnée au nombre d'enfants de chacun. Il y avait aussi une prime d'assiduité.
Dans l'ancien hôtel de la Délicieuse, la société logeait les ouvrières qui venaient du Gard. Parmi elles, il y avait beaucoup de Polonaises dont le père travaillait dans les mines. Au gué d'Arlix des logements avaient été construits pour les travailleurs du fil, réfugiés arméniens. Le transport des ouvriers était assuré par le TVA, le Tramway électrique Vals-les-Bains/Aubenas, largement subventionné par Auguste Delubac. Le personnel qui habitait dans les communes éloignées de Vals était ramassé par des camionnettes aménagées, puis par des petits cars.
La société avait également une coopérative et une équipe de foot "Vals-Viscose" dont le stade était à Labégude
Octobre 1913 : au volant de la Rocher-Schneider, M. Auguste Delubac, derrière lui son épouse née Marie Battandier, sur le marche-pied, Simone Delubac (8 ans) ; debout à l'arrière Jean-Baptiste Ballas et Marie Delubac , parents de l'aviateur Antoine Ballas. |
"Tissus avion" ou "Fourrure française"
Breveté en France et à l'étranger, le "Tissu Avion" ou "Fourrure française", non tissé, apprêté sans apprêt et teint sans teinture, était confectionné avec des cocons doubles. La séricine ou grès en formait l'apprêt naturel et la couleur des cocons (blanche, jaune ou verte) composait la teinture.
Le cocon double résulte de l'entrecroisement, au moment de l'encabanage, des fils de deux vers à soie, ce qui constitue une chaîne et une trame, en somme un tissu naturel. Ouvert, il présente une surface plane formée par dix mille brins superposés. Une fois cousus les uns à côté des autres sur une étoffe, les cocons donnaient un tissu isolant. Malgré sa légèreté, (quatre cent quarante grammes au mètre carré), il était en raison de l'air emmagasiné autour de chaque brin, le tissu le plus calorifuge de l'époque. Naturellement ignifuge, sa résistance aux feux d'hydrocarbures de dix minutes fut portée à trente cinq minutes par un traitement approprié.
Sur un coup de tête (d'épingle)
Comme c'est souvent le cas, Auguste Delubac découvrit ce tissu de manière fortuite. En 1915, il manipulait des cocons posés sur son bureau, en pensant à son fils Antoine, pilote dans l'Aéronautique militaire (d'abord simple service, puis cinquième arme de l'Armée de Terre, l'aviation ne deviendra Armée de l'Air que le 1er avril 1933), exposé au vent, au froid de l'altitude, à la pluie, et aux projectiles ennemis. Les "Fous volants sur leurs drôles de machines" pilotaient au grand air.
Machinalement, Auguste Delubac tenta d'enfoncer une épingle dans l'un des cocons. Constatant une grande résistance, il eut alors l'idée de les utiliser pour réaliser des vêtements qui protégeraient des intempéries, tout en offrant une force d'inertie aux projectiles.
Encensées ou mises au placard
Le 22 juin 1916, l'Aéronautique acheta quelques combinaisons pour les tester. Ces essais furent suivis, en 1917, d'une commande de cent combinaisons qui, on ne sait pourquoi, furent ensevelies dans des placards d'où elles ne sont jamais sorties, alors que les Américains et les Britanniques utilisaient celles qu'ils avaient commandées.
En juin 1918, sur l'invitation du ministre des Inventions, Auguste Delubac présenta une "cuirasse individuelle", composée de quatre épaisseur de tissu avion, pesant six-cent grammes au mètre carré et capable d'arrêter des éclats d'obus ou de grenades. Ces résultats acquis, une forte commande allait être passée, lorsque l'armistice arriva. En 1922, les As Boussotrot et Pelletier d'Oisy, grâce à ce vêtement calorifuge, gagnèrent le record d'altitude. Et le 28 octobre, le pilote français Tarascon qui avait failli périr dans son avion en feu, écrivait dans une lettre : "Je dois la vie à ma combinaison ignifuge. Sans ce vêtement j'étais entièrement carbonisé". La même année, l'Aviation reprit l'étude du tissu, mais il était trop tard. Des avions à cabine fermée et de nouveaux tissus allaient faire leur apparition, condamnant à l'abandon la combinaison d'Auguste Delubac. Ce tissu valut à Auguste Delubac les remerciements du ministre de l'Armement le 10 février 1919.
Célèbre jusqu'aux États-Unis
À Vals, on ne savait plus qu'elle avait existé, quand une vente aux enchères aux États-Unis fit à nouveau parler d'elle. En 2001, un collectionneur d'origine valsoise vivant aux États-Unis décida de se séparer d'un couteau de chasse fabriqué par le célèbre manufacturier W.S. Butcher. À cette fin, il s'adressa à la société Butterfield de San Francisco, l'équivalent de Drouot en France. Comme le veut la tradition, il reçut le catalogue des objets mis en vente. À sa grande surprise, en feuilletant le document, il découvrit une ancienne combinaison de vol, proposée à la vente, dont l'étiquette indiquait : "Tissu Avion ou Fourrure Française, Auguste Delubac, Vals-les-Bains (Ardèche), Breveté SGDG". Cette combinaison avait appartenu au capitaine Eddie Rickenbacker du quatre-vingt-quatorzième escadron aérien US, l'As de l'aviation de chasse américaine de la Guerre 1914-1918. Ce vêtement avait été estimé entre vingt mille et trente mille dollars par les experts de Butterfield.
D'après le catalogue de vente, deux combinaisons ayant appartenu au capitaine Eddie Rickenbacker sont répertoriées aux États-Unis : l'une déposée au Smithsonian Institute et l'autre, mise en vente, appartenant à une collection privée. Grâce à Auguste Delubac dont le savoir-faire fut apprécié au-delà de nos frontières, Vals-les-Bains est connu par les passionnés d'histoire et d'aviation des États-Unis.
Portée par l'As des as américains
Il faut être honnête, si la combinaison portée par Eddie Rickenbacker
a été estimée entre vingt et trente mille dollars par les experts de Butterfield, ce n'est pas simplement à cause de l'incroyable travail d'Auguste Delubac. Edward Vernon Rickenbacker, né en 1890 à Columbus (Ohio), pionnier de l'aviation, As des as américains de la Première Guerre mondiale, décoré de la Médaille d'Honneur du Congrès, est un héros légendaire aux États-Unis. Avant guerre, il était coureur automobile. Il fut affecté en France, en 1917, au poste de chauffeur militaire du Général Pershing. À ses heures de liberté, il prit des leçons de pilotage avion. En mars 1918, il obtint sa nomination comme pilote au 94 th Aero Squadron, alors commandé par Raoul Lufbery. Il avait déjà enregistré plusieurs victoires quand, en septembre 1918, il prit le commandement du Squadron. Entre ce moment et l'armistice, Richkenbacker abattit dix-neuf appareils et ballons ennemis, portant son total de victoires à vingt-six.
Sources
- La Tribune, édition A07 numéro 46 du 18 novembre 2010, jeudi 25 novembre 2010 : Article de Jacques Mourier rédacteur et photographe