Né à Vérone en 1478 ou 1483, dans une illustre famille médicale, praticien charitable et populaire, dès sa naissance il était déjà entouré de légendes : il serait né avec la bouche close qu'il aurait fallu inciser, et serait sorti miraculeusement vivant des bras de sa mère tuée par la foudre.
Non seulement il eut les joies des créateurs et de l'honnête homme puisque médecin, botaniste, il était aussi poète de talent, musicien raffiné, astronome, mathématicien, géographe, ami de Copernic, il eut la satisfaction de voir sa valeur reconnue de son vivant.
Citoyen adulé de Vérone, sa réputation fut européenne. Vers 1509 il devient le médecin personnel (archiatre) du pape Farnèse, Paul III; Charles Quint se déplaça pour l'honorer en 1535; et Fernel le consulta à propos de la stérilité de Catherine de Médicis; il était l'ami du cardinal Bembo et de Copernic.
Formé à l'école de Padoue, il s'engage tout d'abord vers la philosophie et les belles-lettres qu'il enseigne à l'âge de 19 ans. Son talent lui permet d'écrire son oeuvre scientifique en latin.
C'est ainsi qu'en 1530 il publie son célèbre poème "Syphilis Sive Morbus Gallicus" dédié au cardinal Bembo. Son succès fut énorme. Il s'agit d'une trame mythologique composé en vers latin à la manière d'Ovide. Fracastor y décrit un tableau théorique, clinique et thérapeutique assez complet d'une nouvelle peste.
"Syphilis Sive Morbus Gallicus" Pour avoir outragé Apollon, un berger séduisant nommé Syphilis est frappé par les puissances divines d'une maladie douloureuse et hideuse à évolution rapide. A la suite de longues souffrances lui conférant un aspect à la fois repoussant et misérable, Syphilis sera guéri grâce à un nouveau médicament: le bois de gaïac. Chose curieuse, Vénus est à peine mentionnée.
Devant ce mal inconnu les remèdes apparurent tout aussi compliqués, codifiés et précis que s'ils étaient le fruit de recherches scientifiques. Mais il ne s'agissait que d'empirisme et les perfectionnements consistaient d'ailleurs moins en une amélioration des résultats qu'en une diminution des effets secondaires.
Le mercure, déjà familier aux Arabes pour traiter les affections de la peau, fut d'abord à l'honneur, mais employé d'une façon tellement inhumaine (fumigations, frictions) qu'il provoqua des catastrophes: intoxications graves, gingivites, chutes des dents etc; les malades devenaient "décharnés, baveux, fondus, recuits, desséchés, fourbus, vidés." Il y eut donc des mercuralistes. Ceux-ci proposèrent donc un nouveau remède miracle assez complexe: le bois de gaïac. C'est à un vérolé célèbre, le Chevalier Ulrich de Hullen qu'on en doit une minutieuse description. Ce curieux personnage, poète, homme politique, théologien, lansquenet à Venise, avait mené une longue vie d'aventures. malade il écrivit un traité dithyrambique sur cette médication dans lequel il déclare que seul ce remède l'a soulagé ( ce qui ne l'empêcha pas de mourir de sa vérole à trente-six ans).
Le bois de gaïac venait du Nouveau Monde, était emprunté aux Indiens d'Amérique Centrale. Après l'avoir râpé on en faisait une décoction que le malade, à la diète complète et sous une couverture afin de transpirer abondamment, devait boire deux fois par jour. La cure complète durait de quatre à cinq semaines. La sudation et l'irritation secrétoire du gaïac devait extirper le mal. La vogue de ce remède fut extraordinaire et François Ier lui-même lorsqu'il fut atteint expédia un vaisseau aux îles afin d'en rapporter le bois guérisseur.
Après la peste et surtout la lèpre, une pandémie de syphilis grave commença à ravager le monde à la fin du XVème siècle et fut l'occasion d'étudier
Le mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre.
En 1493, les caravelles de Christophe Colomb reviennent du Nouveau Monde. Hélas elles en rapportent un mal inconnu qui va se propager rapidement dans la péninsule ibérique. Il y serait peut-être resté si Charles VIII de France, en guerre contre l'Italie, n'avait pas fait appel à des mercenaires de toutes nationalités, dont des espagnols, pour entrer dans Naples le 22 février 1495. Après la guerre tous rentrèrent chez eux, porteurs du fléau. Cette irruption brutale d'une affection ignorée jusque là ( mais sans doute ancienne) fut à l'origine d'accusations réciproques. Le monde entier sera contaminé par ce que les italiens appelèrent le "mal français", les français le "mal napolitain" les espagnols de "mal serpentin", les polonais le "mal allemand", les russes le "mal polonais" les arabes le "bouton des Francs", et les autres le "mal étranger"
Cette soudaine et très grave épidémie fut un sujet de stupeur et de terreur, comparable à la peste noire. En Allemagne, des populations entières fuient leur village. A Paris la peine de mort est décidée pour les malades qui ne quitteraient pas la capitale. En 1497, les récalcitrants sont jetés dans la Seine.
La férocité du mal était extraordinaire à l'époque. Benedetto déclara en 1495 qu'elle surpassait en horreur la lèpre et l'éléphantiasis. Vingt-cinq ans plus tard Erasme observe que "cette contagion réunit à elle seule tout ce qu'il y a d'effroyable dans les autres contagions." Heureusement cette virulence finit par décliner peu à peu. L'origine vénérienne fut très vite reconnue. Fernel dans sa grande sagesse écrivait en 1550: "Ce mal, à moins qu'un Dieu tout puissant, dans sa clémence, ne l'extirpe lui-même, ou que la luxure effrénée des hommes diminue, je crois qu'il sera toujours le compagnon du genre humain." Cette maladie jusqu'alors inconnue frappa les esprits à la manière du sida aujourd'hui.
Le terme de "syphilis" se substituera à la dénomination proposée par Nicolo Leoniceno (1428-1524), qui fit la première description clinique de la syphilis sous le nom de "morbus gallicus."
En 1545 Fracastor assiste comme médecin au Concile de Trente qu'il fait déplacer à Bologne à cause de l'épidémie de peste.
En 1546 il publie à Venise un autre ouvrage "De Contagione et Contagiosis Morbis" rédigé en prose cette fois, dans lequel Fracastor par raisonnement et par intuition formule une théorie de la contagion qui ne pourra être démontrée que plusieurs siècles après lui et qu'avait entrevu deux siècles avant lui Ibn-al-Khatib.
Créateur d'une nouvelle discipline l'épidémiologie, il fait preuve à cette occasion d'une intuition géniale. Il indique alors que la contagion est une infection passant d'un individu à un autre par le biais de "particules si petites qu'elles ne tombent pas sous les sens"; celles-ci sont des microbes, les "seminaria contigionis" latents, persistants, capables de se reproduire, transportés à distance, qui engendrent une sorte de putréfaction et donnent leur caractère original aux maladies.
Fracastor distingue trois modes de transmission des maladies: d'abord la contagion interhumaine directe entre individus (gale, phtisie, lèpre) ensuite la contagion indirecte par l'intermédiaire d'agents vecteurs des "seminaria contigionis" transportés par l'air et les objets usuels, les vêtements, les animaux; enfin la contagion à distance (peste, ophtalmie purulente égyptienne, variole), dans ce cas les germes seraient comme attirés par les sujets dont les humeurs leur sont le plus propices. Cependant à l'époque la preuve expérimentale ne peut pas être faite, pas davantage qu'on ne peut en déduire les conclusions prophylactiques ou thérapeutiques précises, en dehors de quelques applications pratiques d'hygiène publique et de prophylaxie vénérienne.
Dans chaque maladie infectieuse il est essentiel de viser avant tout le germe de la contagion. Si les tentatives de prophylaxie ont été vaines, il faut détruire les "seminaria contigionium", les éliminer ou les réduire à l'impuissance: "Sachez que durant tout le cours morbide, ce sujet de l'existence des germes ne doit jamais être négligé."
Dans le livre II, les descriptions cliniques sont étonnantes d'observation et de précision il décrit avec rigueur de la "grande vérole" et des autres maladies infectieuses: peste, variole, fièvres éruptives, typhus exanthématique, lèpre, syphilis et phtisie (tuberculose).
Précurseur de génie, "contagionniste" convaincu, on a pu l'appeler "le Père de l'épidémiologie moderne".
Souvenons-nous en effet qu'avant lui les notions les plus fantaisistes avaient cours quant à la transmission des maladies, et que seuls le raisonnement, la déduction appuyée sur l'observation lui permirent d'imaginer l'hypothèse des "germes infectieux" qu'il ne pouvait voir.
Sa thérapeutique est un prolongement de sa doctrine; logique avec lui-même, il bouleverse ainsi totalement les conceptions, galiénistes : priorité à la prophylaxie et à la lutte contre les germes avant de s'attaquer aux effets des maladies : "il faut toujours se souvenir que le plus important est de combattre le germe et de s'opposer à la contagion."
Fracastor fut donc un savant éminent à plusieurs égards. On ne peut s'empêcher de rêver à ce qu'eut été son destin quatre cent cinquante ans plus tard avec les moyens dont disposèrent Pasteur ou Koch...
La mort le surprit à sa table de travail en 1553 à Caffi près de Vérone, à la suite d'un ictus accompagné d'aphasie, sans qu'il ait pu faire comprendre à son entourage (dit-on) le désir qu'on lui posât des sangsues, remède dont il avait observé l'efficacité.
Vérone et Padoue lui érigèrent la tombe et les statues de marbre réservées aux esprits éminents.