François RABELAIS alias Alcofibras Nasier

1490-1553

Religieux, médecin, érudit, humaniste et écrivain français mais aussi polémiste, encyclopédiste, savant, voyageur, moraliste, éducateur.

Les œuvres de Rabelais comme Pantagruel et Gargantua sont considérées comme une des premières formes du roman moderne. Moine et traducteur avant d'exercer les fonctions de médecin puis d'écrivain. Homme de la Renaissance, il a allié, sa vie durant, foi en Dieu, discours anticléricaux, pensée humaniste et sens de la farce. Sa vie et son oeuvre polymorphe, qui échappe à tout classement, sont le triomphe de la liberté d'esprit.

"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" François Rabelais

Tenter d'écrire la biographie de Rabelais c'est prendre le risque de faire la place à ce qui tient de la légende ou de la tradition au détriment de l'authentique. En effet son parcours est semé de zones d'ombre et on sait finalement peu de choses de sa personnalité.

François Rabelais (également connu sous le pseudonyme Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais) serait né entre 1483 et 1494, à la Devinière, à 5 km au sud-ouest de Chinon, mais selon une tradition locale et si l'on se réfère à Gargantua, qui est un récit très autobiographique, il pourrait être né en cours de route sur le chemin entre Chinon et la demeure familiale. Son père Antoine était sénéchal de Lerné et avocat à Chinon.

La Devinière,La Devinière de Rabelais maison des champs du XVe siècle, est située à Seuilly, au cœur du vignoble du Chinonais, théatre des Guerres Picrocholines contées par l’écrivain dans son Gargantua. Elle abrite un musée littéraire qui lui est consacré. C'est une simple construction d'un étage à laquelle on accède par un escalier extérieur. L'escalier de pierre conduit à la chambre des parents de Rabelais. Le lit à quenouilles est d'époque. Le toit d’ardoise, la façade austère, s’ouvre sur la Grande Salle où trône la cheminée du roi Grandgousier. La découverte des caves troglodytiques (directement dans le sous-sol de calcaire tuffeau), du jardin potager et des vignes renforce l'authenticité ambiante.

On ne sait rien de l'enfance ni de l'adolescence de Rabelais. Peut-être a-t-il été novice chez les franciscains à Angers ou chez les Bénédictins de Seuilly.

Rabelais ne semble pas avoir mené l'existence d'ivrogne, de jouisseur et de paillard que lui prête la légende. A la fois religieux (franciscain, puis bénédictin, puis curé), ce fut avant tout un humaniste d'une culture universelle, qui choisit le rire et la truculence pour exprimer ses idées. Son ambition était sans doute, à la fois d'amuser et d'instruire.

Au long de sa vie François Rabelais a été tout à la fois
un Religieux,
un Médecin,
un Traducteur,
un Écrivain et
un Humaniste.

Le Religieux

Vers 1510, Rabelais est novice au monastère des Cordeliers (ordre des frères mineurs, ou franciscain) de la Baumette à Angers et reçoit donc une formation de théologie. Il rencontre Jean et Alexandre du Bellay.

En 1520, on trouve Rabelais au couvent franciscain du Puy-Saint-Martin à Fontenay-le-Comte où il devient moine. Là il étudie le grec, le latin, le droit, l'histoire naturelle et la médecine, il acquiert des connaissances encyclopédiques, il correspond en grec et latin avec un helléniste célèbre Guillaume Budé, il fréquente des humanistes. François Rabelais Portrait

Les franciscains entretiennent des liens amicaux avec des érudits qui se réunissent chez Geoffroy d'Estissac, prieur et évêque de l'abbaye bénédictine de Maillezais. Les connaissances et l'autorité de Rabelais sont reconnues par ces éminents savants.

Par crainte de disposition favorable aux idées de la Réforme, sur ordre de la Sorbonne, ses supérieurs lui retirent ses livres de grec, lui interdisant ainsi l'étude de l'écriture dans les textes originaux; mais très vite, à la suite d'intervention bienveillante, les livres confisqués sont restitués à leur propriétaire. Dans ce couvent il reçoit la dignité de prêtre qu'il exerce.

En 1524, à la demande de l'évêque de Maillezais, Rabelais est autorisé par le pape Clément VII, à quitter les Franciscains pour les Bénédictins dont les règles sont moins sévères. L'ordre se situe non loin de là, à l'abbaye de Maillezais précisément. Il y séjourne quelques années et a le temps de nouer de nouvelles relations.

Devenu bénédictin, Rabelais s'attache à la personne de Geoffroy d'Estissac, et devient son secrétaire. Il l'accompagne ainsi au cours des tournées d'inspection de ses terres et abbayes. C'est en 1525 qu'il séjourne au prieuré de l'abbaye de Ligugé où il trouve un refuge favorable à la poursuite de ses études et apprend à connaître la campagne poitevine. Il se lie d'amitié avec Jean Bouchet et rencontre le noble abbé Antoine Ardillon. Puis il prendra finalement l'habit de prêtre séculier (n'appartenant à aucun ordre), ce qui lui permettra, pendant deux ans, de voyager en France dans des villes universitaires: Bordeaux, Toulouse, Paris, et Montpellier ainsi qu'à Rome en Italie.

En 1535, lors de son second voyage à Rome, le pape Paul III lui accorde une absolution pleine et entière pour avoir quitté son habit de moine. Pendant l'année 1536 l'évêque de Paris lui avait offert asile dans l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, dont il était abbé pendant les troubles de l'invasion de Charles-Quint.

Fin 1539, Rabelais part pour Turin dans la suite de Guillaume du Bellay, frère du cardinal, seigneur de Langey et gouverneur du Piémont.

En 1543, Rabelais obtint une cure à Saint-Christophe-du-Jambet, suite au décès de Guillaume du Bellay, frère du cardinal.

Le 18 janvier 1551, le cardinal Du Bellay lui fait attribuer la cure de St-Martin de Meudon, dont il peut toucher les revenus sans y séjourner en permanence. Le 9 janvier 1553, il abandonne ses deux cures de Saint-Christophe-du-Jambet au diocèse du Mans et celle de Saint-Martin-de-Meudon au diocèse de Paris, peu avant la publication de son Quart Livre qui fut censuré par la Faculté de théologie et par le Parlement.

Il meurt deux ans plus tard sans doute vers avril 1553, à Paris.

Le Médecin

Reçu bachelier de la Faculté de Montpellier le 1er novembre 1530 (l'année de son inscription, le 17 septembre 1530, ce qui indique qu'il avait déjà acquis de bonnes connaissances de médecine avant cette date); en 1531, l'ancien moine, étudiant à Montpellier avait choisi pour sujet de son cours de stage, l'explication des "Aphorismes" d'Hippocrate et du "Petit Art Médical" de Galien dont il avait modifié le texte d'après un manuscrit qu'il possédait. Devant le succès qu'il remporta, Rabelais fit éditer ce petit livre en 1532 avec quelques notes grecques et latines; le texte comportait une lettre à son ami Geoffroy d'Estissac, évêque de Maillezais.

Il sera nommé médecin attaché du "Grand Hostel Dieu de Nostre Dame du Pont du Rosne" en 1532 et la même année publie à Lyon plusieurs traductions et le premier Livre de son œuvre majeure, Pantagruel. Le 22 mai 1537, il reçoit la licence et le doctorat à Montpellier, ce qui lui permet d'enseigner et d'exercer la médecine dans tout le royaume: un cours sur le texte grec des Pronostics d'Hippocrate.

Si l'on voulait mettre en doute le sérieux de l'homme de science qu'il fut, il s'imposerait de lui-même à la lecture de cette phrase:
"Par fréquentes anatomies (dissections), acquiers-toi la parfaite cognoissance de l'autre monde qui est l'homme." Alors même que la dissection de cadavres humains exposait à de graves sanctions de la part des autorités tant civiles que religieuses.

Vers 1539, Rabelais entre en qualité de médecin au service de Guillaume du Bellay, frère du cardinal, gouverneur du Piémont. Le seigneur étant mort en 1543, Rabelais obtint une cure à Saint-Christophe-du-Jambet.

En 1546, risquant de perdre ses protecteurs à la mort annoncée du roi François Ier, Rabelais se réfugie à Metz, ville de l'Empire, chez Etienne Laurens, où il est médecin de la ville pendant un peu plus d'un an avec un salaire le mettant à l'abri du besoin. Le roi meurt le 31 mars 1547, le cardinal du Bellay renonce à ses charges politiques et retourne à Rome accompagné de Rabelais qui y fait son troisième séjour.

Le Traducteur

Dès 1532, Rabelais publie à Lyon chez Sébastien Gryphe un recueil de lettres latines que Giovani Manardi avaient publiées sur divers sujets et auteurs médicaux de l'Antiquité, il traduit et commente les Aphorismes d'Hippocrate: "Aphorismorum Hippocratis sectiones septem" et quelques livres de Galien sous le titre: "Hippocratis ac Galeni libri aliquot, ex recognitione Francisci Rabelaesi."

L'écrivain

Le nom de Rabelais est indissociable des deux héros auxquels il a consacré l'essentiel de son œuvre écrite: Gargantua et Pantagruel les géants, père et fils. Gargantua par Doré

C'est en 1532, année charnière pour Rabelais, qu'il publie à Lyon, sous le pseudonyme d'Alcofibras Nasier (anagramme de François Rabelais) les Horribles et épouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel, roi des Dipsodes. Il écrit une lettre à Érasme dans laquelle il se déclare le fils spirituel de l'humaniste, et qu'il veut réconciler la pensée païenne avec la pensée chrétienne, construisant ainsi ce qu'on a appelé l'Humanisme chrétien. Dès 1533 Pantagruel est censuré par la Sorbonne, la même année Rabelais se rend à Rome avec le cardinal Jean du Bellay.

A son retour à Lyon il publie, en 1534 La Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, sous le même pseudonyme.

Après l'affaire des Placards d'octobre 1534, Jean du Bellay, nommé cardinal, l'emmène de nouveau à Rome. Le pape Clément VII absout Rabelais de ses crimes d'apostasie et d'irrégularité. Rabelais séjourne à Rome d'août 1535 à mai 1536, en tant qu'agent de Geoffroy d'Estissac.

En 1543 la Sorbonne condamne à nouveau Gargantua et Pantagruel. Puis sont publiés le Tiers Livre en 1545 et le Quart Livre en version intégrale en 1552 des aventures de Pantagruel.

Le 19 septembre 1545, Rabelais obtient du roi François Ier, le privilège d'imprimer librement ses livres pendant dix ans. Ce privilège sera confirmé par Henri II après la mort de son père.

Dans son œuvre Rabelais réunit culture et gaieté, il invite tout à la fois son lecteur à

"rompre l'os et sucer la substantifique moelle"

et à le faire dans la bonne humeur

"pour ce que rire est le propre de l'homme"

Dans les aventures de ses héros, on retrouve les paysages, les villages et les hameaux de la Loire et du Poitou qu'il a connu pendant son séjour à l'abbaye de Ligugé. Les sympathiques géants Grandgousin, Gargantua et Pantagruel, le rusé Panurge, qui avait "soixante et trois manières de trouver de l'argent toujours à son besoin malfaisant, fripeur, buveur, batteur de pavés" au demeurant "le meilleur fils du monde", ou bien encore le moine guerrier Frère Jean des Entonneurs, qui extermina, armé de son crucifix, "treize mille six cent vingt et deux ennemis", pendant la "guerre picrocholine," et encore "comment Grandgousier cogneut l'esprit merveilleux de Gargantua l'invention d'un torche-cul."

L'Humaniste

Le Rabelais mode de vie des Thélémites était réglé par un règlement simple: "FAIS CE QUE TU VOUDRAS"

Rabelais parait être le dépositaire d'une conception de la vie qui, bien que née au XVIe siècle, dépasse le cadre de la Renaissance.

C'est en raison de son attitude critique à l'égard des traditions du Moyen Age que son talent apparaît génial:
- Pacifiste, il pense que "le bon prince doit être pacifique" dans l'intérêt du peuple.
- Pédagogue, il propose une éducation favorisant une connaissance totale et universelle, basée sur l'apprentissage dans la joie, privilégiant la pratique et l'expérimentation.
- Religieux, il préconise de prendre l'écriture comme seul fondement; la Morale se devant d'être plus proche des exigences de la vie et de la nature.
- Juriste, il est favorable au retour au droit romain et moins de droit canon.

On pense que Rabelais eut à Lyon un enfant Théodule, mort à l'âge de deux ans, et pour lequel il ne fit pas vraiment mystère, l'épitaphe pour cet enfant ayant été écrite par un ami de Rabelais, Boysonné.

Les affres de l'agonie ne firent pas perdre à Rabelais son goût de la plaisanterie dont le testament est une ultime pirouette : "Je n'ai rien vaillant; je dois beaucoup; je donne le reste aux pauvres."

Son oeuvre, fait de François Rabelais
une des gloires de la Renaissance;
il joua à cet égard un rôle éminent dans la formation de la langue
et fut le représentant le plus complet de l'esprit français.

La vie de Rabelais ne fut pas rabelaisienne!
(d'après Histoires malicieuses des grands hommes par Guy Breton, Presses Pocket, Paris) :

"Je voulais à l'occasion du quatre centième anniversaire de sa mort, interviewer le père de Gargantua et de Pantagruel et lui demander des détails sur sa très rabelaisienne existence de moinillon défroqué, de médicastre hippocratique, de chanoine bordelier, de franc buveur, d'engloutisseur de mangeaille et de sauteur de filles

Et c'est pourquoi mon bloc à la main, je venais à la Devinière, cette vieille maison dorée par plus de cinq cents étés où Maître François Rabelais ouvrit sa grande gueule pour pousser son premier vagissement.
Avec un personnage aussi vivant que ce gaillard-là, point n'est besoin, en effet de tables tournantes, d'invocations d'esprits ou d'autres procédés occultes. Il suffit de se rendre chez lui pour le trouver.

Ayant gravi l'escalier de pierre, j'entrai. Il était là.
Vêtu d'une robe de moine franciscain, ceinturé d'une corde, il était assis derrière une table où se trouvaient deux gobelets et un pichet de vin pineau.
Que voilà?
Je me présentai. Il éclata d'un grand rire.
Gazetiers, aligneurs de mots, farceurs de haulte gresse sont chez eux en la DevinièrePrenez escabel à largeur de vos fesses et très limpide purée septembrale.
Il me servit un plein gobelet de pineau, nous trinquâmes et nous bûmes. Il claqua la langue.
Voilà bon vin à faire pisser! Que dites?
J'acquiesçai, ajoutant que ce pineau allait, en outre, me mettre les idées en place pour lui poser quelques questions.
J'ouvre mes oreilles, dit-il en riant, aussi grandes que les crypsimen de ces femmes qui ne sont que lesbines, courieuses, fricatrices, filles d'amour, pèlerines de Vénus et blanchisseuses de tuyaux de pipe

Je lui parlai alors de mes intentions d'écrire un article sur sa vie.
Vous avez dû mener une existence fort joyeuse, Maître François, dis-je. Aussi , serais-je très heureux si vous vouliez bien m'en conter l'histoire.
Ta-ta-ta-ta-ta, fit-il, agacé soudain. Voilà question d'âne enfroqué et emberlificoté, et qui me donne la colique. Celui-là qui bavagine et gribouillonne de ma prétendue joyeuse vie n'est que bec jaune. Laissez cette légende de bonne femme aux dépendeurs d'andouilles, remueurs de langue et autres fruits secs, qui escrivent de moi, sans en rien savoir et s'imaginent, par ce qu'ils ont lu de Gargantua, de Grandgousier et de Pantagruel, que François Rabelais est une espèce de maître ès embriconnages tout occupé seulement du joli jeu de pousse-avant, a demi maquereau, à demi goulafe; auxquelles moitiés ils ajoutent par malhonnêteté et ignorance crasse un troisième demi qui est: patron des dalles en pente

Si votre vie n'est pas ce qu'on imagine, alors, maître, je serais heureux que vous me la contiez.
Il remplit nos gobelets, vida le sien d'un trait, s'essuya la bouche à sa manche et commença:

Ici suis né, en cette pièce même, un matin de 1494. Cette maison n'était pas demeure courante, mais plutôt logis de campagne de mon père très illustre père Antoine Rabelais, avocat à Chinon, qui ne venait en icelle que pour se décrasser les circonvolutions du cerveau tout empestées de mauvaises fumées procédurières, et pour surveiller les grosses bourdes que ses métayers ne manquaient pas de faire lors des moissons et des vendanges de raisin pineau

Il but en clignant de l'oeil et poursuivit:
- Libre sous ce ciel du pays de Chinon, je vécus comme vivent tous lers enfants ici. Mais à l'âge où s'ébattent par campagnes et forêts les jeunes dénicheurs d'oiseaux et les marmots trousseurs de filles qui s'impatientent déjà de mettre main à la pâte, mon père me plaça en le couvent de Seuillé, tout proche d'ici, où se trouvaient pour lors une poignée de moines bénédictins plus instruits d'art vinifique que de latin cicéronien, et qui connaissaient mieux le goût du pineau que le De sermonis corrupti emendatione

"Cependant, par merveilleux miracle de Dieu, j'y appris mon rudiment et commençai à jargonner le latin; mais c'était comme jeune moinillon coquebin parle du trou-madame, c'est à dire mal; et sans connaissance du sujet Ce après quoi, je fus novice au couvent franciscain de la Baumette, sis emprès de la bonne ville d'Angers.
- Désiriez-vous devenir moine?
- Assurément, car ma grande soif d'apprendre aux livres théologiques n'avait de commune que ma franche pépie de vin pineau.
Ce disant, il se versa un nouveau verre qu'il vida aussitôt.
- Or, bientôt s'en vint le temps où, moine en prêtrise, je reçus les ordres mineurs. Passant alors au couvent des Cordeliers, enfroqué, tonsuré, vêtu de bure et chaussé de sandales, j'entrepris l'étude de la mirifique langue grecque.
-Vous étiez sans doute à ce moment un joyeux étudiant faisant mille farces à ses professeurs et courant les auberges pour y boire avec les filles?
- Point du tout! Or ça, quelle idée? Ce que dites là-devant était la vie des moines turlupins, fréquenteurs de lupanaires et autres jeanfoutres, tous mastagots sans esprit et peu désireux de devenir vrais abîmes de science comme moi qui m'esbignais à traduire Homère et Pythagore. Et ces moines ignares tous justes bons à se dilater la rate et à s'emplir le gaster de chapons, boudins et andouilles, s'esbaudissaient même très fort de mon ardeur à lire les livres savants. Ils sen allaient parfois le soir en chantant d'énormes et grasses obscénités jusque vers une grange pour là, y fourgonner, biscoter, caracoller, rataconniculer quelques tendres bachelettes des environs, tandis que je traduisais l'Iliade en ma cellule, et ce, à la lueur tremblante de bouts de chandelles qui coulaient comme le nez de ce morveux de Gargantua en ses jours de rhume de cervelle
- Sans doute, maître François, trouviez-vous, tout de même, au milieu de vos austères études, quelques distractions? Il vous arrivait bien de vous réjouir grandement?
- Sans doute, et ce me fut grande régalade de joie d'apprendre que l'évêque de Maillezais, Geoffroy d'Estissac, m'appelait pour être précepteur de son neveu
-Oui, je comprends. Vous vous réjouissiez fort à l'idée d'être libre et de pouvoir visiter tous les mauvais lieux du Poitou en compagnie de ce jeune homme
- Or çà, or çà! Me prenez pour un paillard et miroir à putains, tout juste tourmenté de franches lippés et de jeu de reversis. Or çà, sachez, frivole ignorant, que ma joie était pour ce que la bibliothèque de Maillezais était une des plus belles de France et que là, j'allais pouvoir travailler à traduire Platon, Plutarque et Pausanias

"Et que passèrent les mois à apprendre et à enseigner; puis je fis mes études de Droit en la ville de Poitiers. J'étais pour lors dans la vingt-huitième année de mon âge et je décidai de visiter quelques Universités pour m'y instruire de haute théologie, droit canon et autres religiosités qu'il me tardait de savoir et dont je humais la bonne odeur. Je fus à Bordeaux où est la rivière de Garonne, à Agen, à Toulouse, à Bourges, et à Orléans où je connus un étudiant maigre et racorni nommé Jean Cauvin, qui devait un jour signer ses oeuvres: Jean Calvinus et qu'on nomme , à grand tort pour cela , Calvin Et enfin, je fus à Paris où grouillaient comme vers en charogne: sorbonicoles, maîtres ès cuistreries, ergoteurs de rien, et autres ânes bâtés, dont le maintien fort ridicule me mit en joyeuse pensée qu'ils avaient un mirliton dans le fondement
"écoeuré, je m'en allai en la très illustre ville de Montpellier afin d'y étudier la science de médecine.
- étiez-vous toujours moine?
-Bah, je l'étais pour lors comme mi-figue, mi-raisin, car, sans renoncer de par Dieu à la prêtrerie, j'avais jeté robe aux orties pour circuler librement au milieu des hommes de belles lettres dont certains étaient sodomistes, comme il arrive souvent dans cette profession, et risquaient de se sentir tout énamourés à la vue d'un moinillonMais revenons à la médecine Montpellier me fut une grande jubilation. Pourquoi, que dites? Pour ce que les insondables et très enténébrés mystères de la vie me faisaient, de très longtemps, grand mal aux tripes, tant me donnait la chose de vertigineuses pensées

"J'étais fort en la sapience du grand Hippocrate dont j'avais traduit les mirifiques "Aphorismes" que tous enfarinés et gros niais de docteurs en chaire ne voulaient prendre que pour malodorant pipi de colibri et chiures de mouchesEt je fus l'un des premiers escholiers à étudier l'anatomie sur corps d'hommes défunctés que l'on coupe à petits morceaux au moyen de coutels bien aiguisés. Las! Ces pratiques étaient interdites par gens d'église. Et nous fallait déterrer et enlever nuitamment quelques trépassés récents au cimetière des Augustins pour étudier dans caves secrètes

"Après plusieurs années d'études au milieu d'amis comme Michel de Nostre-Dame, que vous dites Nostradamus, je quittai Montpellier sans chercher à obtenir le grade de docteur, tant pressé j'étais d'aller à Lyon pour y publier mes ouvrages sur Hippocrate. Là, je gagnai ma vie, en soignant le petit peuple
- Sans doute fûtes-vous poursuivi pour exercice illégal de la médecine?
- Point. Au contraire, fus nommé par l'Aumônerie générale médecin en l'Hôtel-Dieu, où je commençai de soigner le 1er novembre 1532. J'avais pour lors trente-huit ans. En cet hospital, on mourait comme mouche et l'on mettait jusque trois malades agonisants dans chacun des lits. Si serrés ils étaient, qu'ils ses tenaient sur le côté. Et, quand iceux voulaient se retourner, tous il fallait qu'ils le fissent ensembleJ'eus grand travail à Lyon pendant moult années, mais comme je soignais de mon mieux, on m'y aimait bien.
_ Mais quand avez-vous écrit Gargantua?
- Or çà, j'y arrive! Un ami quelque jour, m'apporta petit livre sans nom d'écrivassier et portant en manière de titre: Les grandes et inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua. C'était à savoir de ce personnage légendaire fort en gueule et aimant bien faire bête à deux dos dont on contait les aventures aux petits enfants barbouillés par tout le pays de France , depuis des siècles.
- Car vous n'en êtes pas le créateur?
- Point! C'est avec Pantagruel, vieux personnage de mythologie française que je n'eus qu'à mettre en écriture avec un peu de verve et d'imagination, laquelle vous le savez est assez débridéeOr, le petit livre dont je parlais ayant eu à Lyon gros succès, l'idée me vint en cervelle d'écrire sur ce même sujet pour me faire quelque argent, étant pour l'heure sans un sol. Ce que fis. Et la chose amusa grandement le peuple, sauf pisse-froid et vénéneux sorbonicoles

"Puis fus médecin d'un évêque et voyageai avec icelui jusqu'en la ville de Rome.
- Je sais , on raconte même que vous jugeant moins digne que votre maître qui venait de baiser les pieds du pape, vous avez demandé de lui baiser le derrière.
Maître François tapa du poing sur la table.
- Folle menterie que cette sotte et imbécile histoire inventée de toutes pièces par sorbonicoles en chaleur et universitaires morveux qui me prennent pour une sorte de bouffon et grossier personnage Au contraire j'obtins du Saint-Père mon pardon, avec grande humilité, pour le froc jeté autrefois aux orties Et redevins bon religieux autorisé à pratiquer médecine Retournai alors à l'Hôtel-Dieu de Lyon, où était mon état. Puis j'allai enfin passer mon grade de docteur à Montpellier. Et je revins à Lyon Or en ce temps, j'eus d'une gente et savoureuse dame, un fils que j'appelai Théodule et que je confiai à un prélat qui, pendant un de mes voyages, le laissa mourir comme pesteux Lors je m'en fus à Paris où l'on m'avait nommé maître des requêtes du Roi.
- On raconte a ce propos une histoire.
- Et suis fort curieux de la savoir.
- Comme vous n'aviez pas d'argent pour faire le voyage, vous êtes descendu dans une auberge et vous avez fait écrire par un petit garçon plusieurs étiquettes ainsi conçues:
Poison pour faire mourir le roi, Poison pour faire mourir la reine, Poison pour faire mourir le duc d'Orléans, etc. Puis, ayant collé les étiquettes sur des sachets, vous avez congédié l'enfant qui alla tout raconter à sa mère. Dix minutes plus tard, on venait vous arrêter et le prévôt vous faisait conduire à Paris?. Là, vous avez développé vos sachets qui ne contenaient que de la cendre et toute la Cour s'est amusée de votre stratagème pour voyager gratuitement
- C'est donc là tout ce que vous savez de moiCe n'est que menterie et inventions de beaux esprits qui feraient mieux d'aller se remuer le croupion sous les fougères, que de parler comme nigauds
Pour se calmer, il but un dernier verre de vin pineau et me dit:
- Je vous termine mon histoire: enfin je devins chanoine, puis j'obtins à la fois les cures de Saint-Martin de Meudon et de Saint-Christophe de Jambet, en la ville du Mans; je vécus ainsi deux années, soignant toujours, car là était ma vocation, et écrivant mon Cinquième livre, sans m'esbigner beaucoup au métier de curé, ce pourquoi l'on me résigna pour inhabileté, incapacité et irrégularité Puis mourrus à Paris, le 4 avril 1553, en une maison sise derrière l'église Saint-Paul, emprès la rivière Seine. J'avais pour lors cinquante-neuf ans.

"Voilà, vous savez tout, sauf des femmes que j'ai aimées et des secrets que j'ai pu mettre dans un oeuvre plus sérieuse que vous ne semblez croire, vous et les ânes fieffés de sorbonicoles et dont on découvrira peut-être quelque jour avec grand ébahissement toute la substantifique moelle

Il se leva. L'entretien était terminé.

Je rentrai à Paris fort perplexe. Et avant de rapporter les déclarations de Maître François, je voulus consulter quelques ouvrages sur sa très véridique vie Le père de Panurge ne m'avait pas menti A aucun moment de son existence, il ne fut ce gros farceur et frotteur de lard qu'on a tendance à imaginer, mais un studieux chercheur, un des plus grands érudits de son temps et une des lumières de la médecine."