Lévèque ou Lévesque ?
Conformément à l'usage de Victor Smith, l'orthographe avec "s", du patronyme de Nanette Lévesque a été conservée par certains auteurs. Pour se conformer à la graphie locale des registres paroissiaux et de l'état civil nous écrirons Lévèque.
Les historiens des sociétés rurales devraient envisager d'utiliser les sources du folklore afin de comprendre les familles rurales du XIXe siècle en France. Une source comme les histoires recueillies auprès de Nanette Lévèque, âgée de soixante-dix ans, par le juge Victor Smith offre un point de vue très différent à la représentation de ces familles par les historiens. Nanette était extrêmement pauvre, et a passé sa vie en mouvement entre le village de montagne où elle est née dans le Massif Central et la ville de Saint-Étienne. Ses histoires permettent de remettre en cause la réalité de la famille de «stratégies» et le contrôle des femmes par l'autorité patriarcale, posés par certains spécialistes de la vie familiale rurale française
Nanette Lévèque, est née le 18 octobre 1803 à Sainte-Eulalie, de Jean-Pierre Lévèque et de Marie-Rose Clauzier fermiers au mas de Lanaud, mandement de Ligeret, au pied du Gerbier-de-Jonc, qui appartenait aux cisterciens de l'abbaye de Mazan avant la Révolution. Cette petite propriété n'autorise pas plus de cinq vaches dans l'étable. L'intérieur est modeste, une seule pièce d'habitation sur un sol en terre battue. En 1807, l'oncle et la tante de Nanette - Jean-Antoine Lévèque et Marianne Chabal -, viennent occuper l'autre moitié de la maison et du domaine. Avec deux ménages et de nombreux enfants, Lanaud, qui n'est pas très vaste, va se révéler exigu. La vie à Lanaud devient précaire et l'avenir incertain, dans une région difficile au climat rude et où l'agriculture n'offre que de bien médiocres rendements. Pourtant, malgré une vie misérable ces gens opiniâtres savent garder une foi inébranlable, qui les aide à survivre et à espérer, même dans les pires conditions.
Ainsi, le 14 décembre 1811, la burle tourbillonne en bourrasques. La maman de Nanette, mal remise de son dernier-né, va très mal. On se contente de médications locales, de potions familiales, de pierres guérrisseuses ; Marie-Rose s'éteint doucement. Jean-Pierre se retrouve seul avec cinq enfants. Peu à peu Nanette va être placée chez différents maîtres. Elle sera bergère, servante, fileuse. Elle ne revient chez son père qu'à la mauvaise saison, pour garder les bêtes et s'occuper de ses frères et sœurs, y compris les dix enfants adoptés par son père remarié. Alors que sa marâtre (belle-mère), que Nanette appelle pudiquement "tante" ne lui épargne guère les brimades, les humiliations et les corvées. Ce qui lui fera dire plus tard :"…ma tante n'a pas été bonne pour moi".
Nanette fait sa communion, grâce au Père Roure, elle apprend les prières, les psaumes et les cantiques. Bien que totalement analphabète, sa mémoire exceptionnelle lui permet de retenir les 22 couplets du Stabat Mater en latin, dont elle ne comprend pas un mot.
Pour Nanette, entre le travail à la maison et le soin des bêtes il n'y a guère de place pour l'école, elle n'a donc pas accès aux rudiments du savoir. Dans cet univers silencieux, traîne toute la misère du monde.
Seules les veillées, éclairées par des branches de résineux appelés "tésos", apportent un peu de chaleur. Les "taiseux" du jour se métamorphosent en "diseux". On conte et on raconte. On y chante même parfois certains soirs quand la journée n'a pas été trop dure. En y puisant ses premières émotions, Nanette y pressent sans doute la révélation de sa vocation de conteuse et chanteuse.
Devenue adulte, Nanette donne naissance à deux enfants naturels, Jean-Antoine Lévèque en 1828, puis Jean-Baptiste Lévèque en 1834 ; avant de se marier avec un certain Jacques Lévèque, un homonyme dont ne connait pas l'origine. Celui-ci parcourait les routes pour vendre des cuillères en fayard (bois de hêtre) qu'il fabriquait pendant l'hiver; il va mourrir à l'âge de 46 ans.
À la suite de ce décès, Nanette se rend à Fraisses dans la Loire, puis à Firminy où la famille se regroupe puisque le père de Nanette y décède en 1858 à 86 ans. C'est là qu'elle va rencontrer son ami et son mentor Victor Smith.
Victor Smith était un folkloriste du XIXe siècle, juge titulaire au Tribunal de Saint-Étienne, charge qui semble lui avoir laissé quelques loisirs. Victor Smith passa une grande partie de sa vie à recueillir la prose narrative et particulièrement les contes, légendes et chants du Velay et du Forez. Entre 1871 et 1876, il fréquente à Fraisses une "collaboratrice" (comme il le dit lui-même) dont la personne et la mémoire allait l'emmener vers le pays des sources de la Loire. Cette "octogénaire du Mont Gerbier-de-Jonc", c'est Nanette Lévèque (il écrivait Lévesque), en fait elle n'a que soixante-dix ans. Victor Smith déclare :"Elle ne peut lire une seule lettre. La mémoire seule a agi chez elle." C'était la première fois qu'en France un collecteur se donnait pour tâche de recueillir tout le savoir narratif et chanté d'une femme parmi les plus humbles : une cinquantaine de contes et de légendes et plus de soixante-dix chansons.
Victor Smith recueille auprès de Nanette l'essentiel de la culture de notre conteuse; celle-ci a été façonnée essentiellement par la sagesse collective, l'enseignement religieux et la littérature orale traditionnelle de son pays natal ; enrichie des contes de fées qu'elle trouve en arrivant dans la région de Firminy, tout en continuant à témoigner de son attachement aux liens familiaux et de la présence tutélaire, auprès de l'héroïne, de la mère, mère défunte ou mère divine.
Ainsi, Nanette, bien qu'humble, pauvre et analphabète, conteuse et chanteuse dans son milieu familial, a été un véritable acteur culturel. Faisant de chaque dicton une recréation, des rapprochements entre poésie chantée et prose contée, transposant en conte ce qui tenait de la croyance, mélant le merveilleux et le miraculeux. À travers Nanette c'est la culture des humbles qui transparaît.
La Fille et le loup (1874)
La Fille et le loup est une variante du Velay du Petit Chaperon rouge, contée en juillet 1874 par Nanette Lévesque, femme illettrée habitant Fraisse (Loire) née en 1803 à Sainte-Eulalie (Ardèche). Recueillie par V. Smith (Contes de Nanette Lévesque, Bibliothèque de l’Institut catholique), cette version situe le départ de la fillette dans le contexte des activités de la société paysanne de l’époque : "affermée" dans une maison pour garder deux vaches, le Chaperon est "payé" et reçoit "encore une petite pompette" et "un fromage" qu’elle va porter à sa mère….
Une petite fille était affermée dans une maison pour garder deux vaches. Quand elle eut fini son temps, elle s'en est allée. Son maître lui donna un petit fromage et une pompette de pain.
– Tiens ma petite, porte çà à ta mère. Ce fromage et cette pompette y aura pour ton souper quand tu arriveras vers ta mère.
La petite prend le fromage et la pompette. Elle passa dans le bois, rencontra le loup qui lui dit : Où vas-tu ma petite ?
– Je m'en vais vers ma mère. Moi j'ai fini mon gage.
– T'ont payé ?
– Oui, m'ont payé, m'ont donné encore une petite pompette, m'ont donné un fromage.
– De quel côté passes-tu pour t'en aller ?
– Je passe du côté de les épingles, et vous, de quel côté passez vous ?
– Je passe du côté de les aiguilles.
Le loup se mit à courir, le premier, alla tuer la mère et la mangea, il en mangea la moitié, il mit le feu bien allumé, et mit cuire l'autre moitié et ferma bien la porte. Il s'alla coucher dans le lit de la mère.
La petite arriva. Elle piqua la porte : Ah ! ma mère, ouvrez-moi.
– Je suis malade ma petite. Je me suis couchée. Je peux pas me lever pour t'aller ouvrir. Vire la tricolète. Quand la petite vira la tricolète, ouvrit la porte entra dans la maison, le loup était dans le lit de sa mère.
– Vous êtes malade, ma mère ?
– Oui je suis bien malade. Et tu es venue de Nostera.
– Oui, je suis venue. Ils m'ont donné une pompette et un fromageau.
– Ça va bien ma petite, donne m'en un petit morceau. Le loup prit le morceau et le mangea, et dit à la fille, il y a de la viande sur le feu et du vin sur la table, quand tu auras mangé et bu, tu te viendras coucher.
Le sang de sa mère, le loup l'avait mis dans une bouteille, et il avait mis un verre à côté à demi plein de sang. Il lui dit : Mange de la viande, il y en a dans l'oulle ; il y a du vin sur la table, tu en boiras.
Il y avait un petit oiseau sur la fenêtre du temps que la petite mangeait sa mère qui disait :
– Ri tin tin tin tin. Tu manges la viande de ta mère et tu lui bois le sang. Et la petite dit :
– Que dit-il maman, cet oiseau ?
– Il dit rien, mange toujours, il a bien le temps de chanter.
Et quand elle eut mangé et bu le loup dit à la petite : Viens te coucher ma petite. Viens te coucher. Tu as assez mangé ma petite, à présent et bien viens te coucher à ras moi. J'ai froid aux pieds tu me réchaufferas.
– Je vais me coucher maman.
Elle se déshabille et va se coucher à ras sa mère, en lui disant :
– Ah ! maman, que tu es bourrue !
– C'est de vieillesse, mon enfant, c'est de vieillesse.
La petite lui touche ses pattes : Ah ! maman que vos ongles sont devenus longs.
– C'est de vieillesse, c'est de vieillesse.
– Ah ! maman, que vos dents sont devenues longues. C'est de vieillesse, c'est de vieillesse. Mes dents sont pour te manger, et il la mangea.
Nanette Lévèque décède à Fraisses (Loire), le 26 avril 1880.
Le répertoire de Nanette, tel qu'il a été compilé par Victor Smith ne comporte pas moins de cent-vingt textes de contes, légendes et chansons avec pour certains les mélodies possibles ou supposées.
Sources
- Nanette Lévesque conteuse et chanteuse du pays des sources dela Loire, édition établie par Marie-Louise Tenèze, maître de recherche CNRS, et Georges Delarue éthnomusicologue. Paris Gallimard OCTOBRE 2000. Collection dirigée par Nicole Belmont.
- Nanette, une vie par Jacqueline Lefèvre, Les Cahiers du Mézenc n° 13 juillet 2001
- Pour chanter Nanette par Georges Delarue, Les Cahiers du Mézenc N° 13 juillet 2001